Commençons, continuons ... (suite après les vacs ^^)
Aymeric prit une inspiration et son courage à deux mains, puis releva la tête et s’entendit demander :
"Maître, je vous prie de me pardonner mais… que fait-on exactement ici ?"
"Nous
attendons, petit", lui répondit-il sans même se retourner. Et, comme
pour lui, il ajouta : "Comme toujours. Il adore se faire attendre…"
Le
ton de son maître signifiait clairement qu’il n’irait pas plus loin,
alors Aymeric se replongea dans la contemplation morose du ruban de
l’autoroute qui se déroulait en contrebas. Le flot hypnotisant des
voitures le berçant, il laissa ses pensées aller faire un tour : il
était trop nerveux, il n’aimait pas ça. Mais, déformation
professionnelle, il ne pouvait s’empêcher d’admirer le travail accompli
: à peine avaient-ils fini par trouver un moyen pour s’installer
confortablement qu’il avait suffi de leur suggérer un petit tassement
de terrain pour que, même pas dix mille ans plus tard, ils se
construisent tout seuls un réseau huit voies, histoire d’aller voir le
plus vite possible si, derrière l’horizon, ce serait pas un peu mieux.
Fuite de la mort vers la mort, à 140 kilomètres-heure. A partir d’une
toute petite observation -un peu aidée certes-, ça c’était du bon
boulot.
"Ces humains sont formidables."
Le son de sa propre
voix fit sursauter Aymeric, qui s’aperçut qu’il était seul : son maître
s’avançait désormais vers les deux silhouettes blanches qui venaient de
sortir de l’ombre. Aymeric manqua de tomber en se remettant
précipitamment debout, à la limite du garde à vous, et frémit lorsque
l’une d’elle prit la parole :
"Bonsoir, Méphistophélès. "
"Tu es en retard Gabriel, constata calmement Méphisto."
"Exact. "
Un petit silence passa, rapidement. Un plus long le suivit, s’installa et s’endormit.
Aymeric,
tout en s’appliquant à rester dissimulé derrière Méphisto et à ne pas
regarder Gabriel, dévisagea la compagne de ce dernier : elle semblait
assez jeune –trop jeune pour mourir, pensa-t-il avec un peu d’amertume,
et jolie, mais son visage était fermé, regard fixe et dur. Il
connaissait ça. Elle finirait par s’apercevoir que ça servait à rien,
surtout parce qu’en fait personne n’en avait quoi que soit à faire.
Ce fut Gabriel qui finit par chasser le silence qui commençait à s’ennuyer ferme :
"Où est Faust ? "
"Et bien, en fait…" entama Méphisto, avant de chercher ses mots.
"Oui ?"
"Il
peut pas venir ce soir. Il s’excuse, mais il a enfin réussit à
s’organiser une petite soirée avec sa Marguerite, tu sais ce que… "
Il s’arrêta brusquement, dans l’attente de la réaction de son vis-à-vis, qui se contenta de prendre une profonde inspiration.
"Enfin bref, pas là quoi ", finit-il presque honteux.
"Donc nous ne serons que quatre."
"Donc nous ne serons que quatre", se sentit obligé de confirmer Méphisto.
"Donc pas de poker ce soir."
Gabriel était légèrement contrarié, mais seul son troisième orteil droit le savait. Les autres se contentaient de le pressentir.
"Donc…, heu, bah … non", conclu piteusement Méphisto.
Aymeric,
poussé par un instinct stupide, comme tous les instincts dans ce type
de situation, se sentit soudainement obligé de soutenir son nouveau
maître et d’ajouter quelque chose :
"Hé, les gars, ça tombe plutôt
bien parce que moi, le poker…" Le ton enjoué de sa phrase se brisa sous
le poids de plusieurs millénaires de parfait mépris qu’incarnèrent
alors les sourcils de Gabriel, et il parvint à peine à finir
d’articuler un « je sais pas vraiment y jouer » tout en se mettant à la
recherche frénétique d’un moyen de disparaître durant le silence qui ne
manquerait pas de suivre une réplique aussi inepte. L’archange
s’approcha légèrement de lui, son regard lui faisant soudain ressentir
une profonde compassion envers les petits lapins et toute autre petite
boule de poils.
"Tiens donc ! Tu es là toi. Stagiaire, je suppose ?
Eternel stagiaire, où iras-tu après eux ? A moins que tu ais trouvé tes
pairs, finalement. "
Aymeric se contenta de tomber un genou à
terre, pliant sous le martèlement des syllabes. Le discours, il le
connaissait mais il avait espéré que plus jamais il n’aurait à
affronter l’archange hargneux lui crachant sa déception au visage.
Mais Méphisto en détourna Gabriel en lui proposant de remplacer le poker par une simple belote, ce qui le fit grimacer.
"Et pourquoi pas aux dés, pendant qu’on y est. On joue quoi, ce soir ?"
"On
commence avec les secteurs 1..03, Paris centre et 1..66, petite
couronne", s’empressa de répondre d’une voix presque mécanique sa
stagiaire qui n’avait jusque là pas bronché. Ensuite il faut redéfinir
le plan et…"
Elle ne put aller plus loin.
"Au fait, Méphisto, je te présente Agnès, stagiaire chez nous. "
Il soupira, et reprit : "Bon, d’accord, à la belote. Mais quand même…"
Méphisto
cessa de prêter attention aux doléance de l’archange : il venait de
dire oui, il ne reviendrait pas sur ça, c’était la seule chose qui
comptait. Il invoqua la table de pierre habituelle et sortit les
cartes. Il eut un temps d’hésitation, puis leva un regard vaguement
inquiet vers Aymeric :
"La belote, quand même, tu connais ?"
Aymeric
jugea que parler des longues heures insupportables peuplées de
Mère-grand, Belotte et Tisanne-à-la-Camomille ne serait pas une idée
brillante et se contenta d’hocher la tête et de s’asseoir pour trier
les cartes, les dents serrées. C’était la première fois qu’il avait
l’occasion de jouer avec des cartes d’origs, et il en examina une
longtemps : les cartes en elles-mêmes étaient faites d’une plaque
d’argent outrageusement fine et résistante sur laquelle un artiste fou,
ou complètement ivre, voir les deux, s’était appliqué à combler
méthodiquement tout espace libre en gravant des formules alambiquées et
illisibles, écrites en Orig ancien. Au centre reluisait leur symbole,
d’un bleu glacier. Totalement imperméable à quelque pouvoir qu’il soit,
impossible à manipuler, bref apte à servir en toute honnêteté n’importe
qu’elle incarnation désireuse de prendre du bon temps. Mais Aymeric
sentit que les parties qui allaient se jouer ne le feraient pas tout à
fait avec lui : il ne servirait pas à grand-chose, étant là uniquement
pour combler les mains, guère plus. Tout comme l’autre là, Agnès, ne
serait d’aucune utilité à Gabriel.
L’autre en question était
restée bloquée, debout là où ils étaient arrivés, envahie par le
sentiment que quelque part quelque chose s’était détraqué et que le
tout glissait lentement vers ce qu’elle n’arrivait pas à définir
autrement que comme un beau bordel. Qu’après une très courte vie
sagement remplie de poussière d’église et lueur jaunâtre de cierge on
lui offre une existence ad eternae lui paraissait plutôt normal. Qu’on
lui demande de donner un coup de main pour faire tourner la machine au
lieu de rester âme heureuse mais attendant un peu la suite du
programme, somme toute, pourquoi pas ?
Elle avait donc accédé au
statut angelot, comparable à celui du stagiaire dans n’importe quelle
boite : considéré généralement comme aussi utile qu’un hérisson à trois
pattes sauf quand il s’agit de dénicher un café correct en moins de
trois minutes, personne ne perd jamais la moindre seconde à lui
expliquer quoi que ce soit mais on ne l’empêchera pas non plus de
farfouiller, jusqu’à ce qu’il soit engagé à l’essai, au grand
étonnement de tous –étonnement qui ne dure généralement que trois
minutes, le temps du premier verre au pot de bienvenue. Mais elle
aimait ça, la débrouille, et au bout de deux cycles, on l’avait
propulsée au niveau du dessus, avec une petite note de service qui
disait : Bonne mémoire, douée pour les papiers. Et griffonné dans la
case recommandations par le chef de service: croyante convaincue mais
quelque chose de rare- déconnez pas les gars et laissez-la dans un
bureau, le plus loin possible des archanges et de leurs conneries.
Petit papier qui, en bonne note de service importante, trouva le moyen
de s’égarer entre deux dimensions bureaucratiques de passage.
De
l’avis de la fraîchement promue, c’était d’ailleurs à partir de ladite
promotion que les choses avaient commencé à jouer aux chaises
musicales. Finie l’ambiance presque amicale du local 13, direction :
bureau 42. Et sans les petits fours. Armée seulement de la dérogation
qu’on lui avait transmise, elle y pénétra en tremblant légèrement,
s’attendant à tomber dans une salle immense à l’agitation studieuse de
tout un tas de gens très importants, et… enfin quelque chose, quoi !
Les portes massives toutes de marbres et d’argent provoquent souvent ce
genre de réactions. Les salles de huit mètres carrés contenant
uniquement une petite porte au fond et au milieu un petit bureau occupé
par un petit bureaucrate ne payant pas de mine que l’on trouve
généralement derrière ne sont qu’une preuve de plus qu’on ne peut pas
faire confiance aux portes.
Mais ce qui gêna le plus Agnès
ne fut pas tant la porte en elle-même que l’homme qu’elle renfermait.
Il lui sembla qu’il n’était pas exactement ce qu’elle voyait, la
surface clamant air jeune, ami, libre comme l’air quand un
je-ne-sais-quoi en lui pourtant tentait de hurler l’exact opposé. Les
yeux baissés, il écrivait quelque chose sur un feuillet jaune. Agnès
s’était avancée et, n’obtenant aucune réaction, avait déposé sa
dérogation sur le haut d’une des piles du bureau. Sans même lever les
yeux, l’autre s’était saisit de la feuille, l’avait parcouru et faisant
une grimace, avait balancé le feuillet jaune dans un tiroir, pour en
sortir une feuille rose qu'il avait déposée à la place de la dérogation
après l’avoir soigneusement remplie et s’était plongé, sourcils
froncés, dans la lecture d’un nouveau circulaire qui semblait s’être
soudain matérialisé. Agnès avait jeté un coup d’œil à la feuille rose
et n’avait pas été tellement surprise de n’y rien comprendre. Elle
avait attendu patiemment mais il semblait évident que, pour son
vis-à-vis, le sujet était clos. Après un petit moment
d’hésitation, elle avait quand même finit par demander :
"Et maintenant, je suis censée faire quoi ?"
Alors il avait levé les yeux et plongeant doucement son regard dans le sien, lui avait indiqué du pouce la porte derrière lui.
Alors
elle s’était senti partir en morceaux, hypnotisée par le gouffre qui
s’ouvrait dans les yeux de son vis-à-vis, le cerveau submergé par la
gamme complète du sentiment, allant d’émotions qu’elle pensait avoir
abandonnées avec son enveloppe charnelle à la panique instinctive du
gamin avec une envie pressante qui sait que même s’il arrive à éviter
le monstre tapi sous son lit, ce sera pour tomber sur celui planqué
dans l’angle du couloir.
Et puis il avait détourné son regard, et
elle avait enclenché le mode automatique en essayant d’atteindre la
porte avant que ses jambes ne la trahissent.
Et puis, sans se retourner, il avait laissé tomber :
"Tu ne sais pas lire l’orig, hein ?"
Agnès,
à nouveau figée, ne parvint même pas à remettre suffisamment d’ordre
dans ses pensées pour articuler une réponse mais il avait continué de
sa voix douce après un léger soupir:
"Alors tu ne sais pas… bon, il
faudra bien que quelqu’un te le dise, non ? Je suis navré, mais c’est
Gabriel qui va être ton maître. Vu ce qu’a fait ton prédécesseur, ce ne
sera pas difficile de faire mieux mais à ta place, j’éviterais de le
contrarier."
Sans doute n’eut-elle pas conscience de ce qui
transparaissait dans le timbre de sa voix, ou peut-être ne voulut-elle
pas le saisir, toujours est-il qu’après avoir laissé le temps aux
frissons qui la parcouraient de se calmer, elle avait ouvert la porte
sans plus s’en préoccuper. Et elle l’avait franchie.